One more drink before we have to die • PV Kyra

Je regarde une fois de plus cette scène. Mes parents se faisant vider de leur sang par une créature que je pensais irréelle à ce moment-là. Je les revois tomber devant mes yeux, qui ne lâchent plus leurs corps inanimés jusqu'à ce que je parviens enfin à regarder celui qui a fait ça, celui qui a fait de ma vie un perpétuel cauchemar en prenant la leur. Ses yeux, sa bouche rouge du sang des membres de ma famille. Il m'a regardée, et il est parti d'une vitesse à peine perceptible. Et je suis restée là, à hurler et pleurer devant les cadavres de ceux que j'aimais, et que je ne reverrais jamais.

D'un seul coup, je me retrouve dans une autre maison que j'ai beaucoup côtoyée dans le quartier français de la Nouvelle-Orléans. Je fixe ce sac et frappe de toutes mes forces dessus, imaginant le visage de ce meurtrier, écoutant l'enseignement de Chyla, la sorcière qui m'a accueillie après plusieurs jours dans la rue. Elle m'a appris à tuer un vampire, m'a protégée de ses sorts et soignée après chaque combat. Je frappe, encore et encore, les hurlements résonnent dans ma tête, et son visage apparaît soudainement devant mes yeux, je suis dans cette chambre d'hôpital où je l'ai revu. Il s'approche dangereusement de moi alors que je m'arme d'une barre métallique à côté de mon lit, je vois les veines sur son visage et ses dents pousser. Je prends peur et le frappe d'un coup sec sur la tête, un coup que j'entends en double.

Je me redresse en sursaut dans mon lit en comprenant que le second coup entendu ne fait pas partie de cet horrible rêve que je n'avais pas fait depuis plusieurs semaines. Ma rencontre avec ce vampire dans la chambre d'hôpital a du me perturber plus que prévu. Je me lève et enfile mon fin peignoir pour cacher ma chemise de nuit avant d'attraper mes béquilles pour rejoindre la porte. Je mets également le pieu posé sur ma table de nuit entre ma hanche et ma culotte, n'ayant pas vraiment d'autre alternative pour le transporter. Je m'approche prudemment de la porte et l'ouvre d'un coup sec.

Mon cœur manque un battement et je me laisse presque tomber sur le sol en le revoyant. Je contrôle mes mouvements et m'assied de moi-même, comprenant qu'il ne peut de toute manière pas entrer. Je lâche mes béquilles et pose une main sur mes yeux, cherchant à me calmer. Je pense un instant être toujours dans mon cauchemar. Je déteste cet effet que ce vampire en particulier a sur moi, mais la peur revient sans cesse me hanter. Je le reconnais, il est affalé sur le sol, à quelques millimètres de ma porte, bourré, puant l'alcool à plein nez. La rage et les larmes montent une fois de plus mais je tente de me contrôler, sortant le pieu, la main tremblante. Je l'empoigne et fixe le monstre face à moi, cherchant son regard, les sourcils froncés et la respiration saccadée.

Je n'ose simplement rien dire, mais je ne bouge pas non plus, je ne comprends pas pourquoi je ne parviens pas à me lever et à lui planter ce morceau de bois dans le dos entre deux côtes pour atteindre le cœur. Ses mots me reviennent à l'esprit et je secoue la tête pour essayer de les faire partir, serrant d'autant plus fort le pieu entre mes doigts, mais ne prononçant toujours aucun mot. Jusqu'à enfin avoir le courage d'ouvrir les lèvres pour dire une seule chose :

« Pourquoi ? »

Je tente de me calmer. C'était nettement plus facile à l'hôpital, quand j'étais encore plus ou moins dans le coaltar. Me retrouver face à lui maintenant me donner envie de hurler de rage. Il ose me demander « pourquoi quoi ? ». La réponse me semble tellement évidente, pourtant. En réalité, au moment où je l'ai dit, ça me semblait évident, mais après réflexion, ça ne l'est plus tant que ça. Ce « pourquoi » semble regrouper plusieurs situations qui me sont restées en travers de la gorge et sans réponse. Je prends ma béquille et la lui lance sur la tête avec rage, lui répondant en hurlant.

« Pourquoi ?! Pourquoi tu as tué ma famille ?! Pourquoi tu es là, devant ma porte en ce moment même ?! Pourquoi je n'arrive même pas à te tuer ?! Pourquoi après toutes ces années que j'ai passées à te chercher je ne parviens pas à t'enfoncer ce pieu dans le cœur pour te faire définitivement disparaître et enfin venger ma famille ?! »

Je serre le pieu si fort que mes doigts sont endoloris et les morceau mal taillés me rentrent dans la paume, faisant couler mon sang le long de mon poignet, formant quelques petites gouttes rouges sur le parquet de mon entrée de maison. La seule satisfaction que je peux en tirer, c'est que s'il est affamé, l'odeur du précieux liquide rouge coulant de ma main doit être une véritable torture pour lui, qui ne peut même pas passer le seuil de la porte. Mais bien entendu, cela ne change en rien le problème actuel. Je ne peux rien faire, j'ai beau me repasser toutes les images, les atrocités qu'il a commises, je n'arrive pas à lui planter le morceau de bois dans la cage thoracique.

Je pense qu'intérieurement, je commençais à répondre à chacune des questions soulevées par mon « pourquoi ». Mais les réponses ne me plaisaient pas. Je ne pouvais tout de même pas avoir de la compassion pour ce monstre, c'était inacceptable. Les dix dernières années de ma vie ne se résument qu'à de la haine envers ces abominations, et tout est parti de ce con, par terre devant moi. Ce geste simple que j'ai répété pendant dix ans en tuant à plusieurs reprises des vampires est devenu quasiment impossible à refaire sur la principale cible, tout ça parce que je ressens de la compassion pour cette chose. Il n'a pas hésité à tuer ma famille, je devrais pouvoir le tuer !

Je m'arrache presque les cheveux, me hurlant intérieurement de le faire, de le tuer. Mais ses excuses continuent de me hanter l'esprit, m'empêchant de réfléchir clairement. Le traumatisme semble donc plus profond que prévu...

Je ne saurais dire quel cheminement de pensé mon cerveau a effectué, mais ma seule réaction à la suite de ses paroles fut de lui enfoncer le pieu que je serrais dans ma main depuis trop longtemps, directement dans la cuisse droite. Je l’ai enfoncée de toutes mes forces, avant de me laisser retomber sur le côté, bien à l’intérieur de la maison, loin de ses crocs.

Je le regarde fixement, les larmes ravalées, suivant l’écoulement de sang qui vient former une petite flaque sur le sol. Je ne me pensais pas capable de planter un morceau de bois aussi profondément. Je serais sans doute fière de moi, si je ne faisais pas une sorte de blocage émotionnel momentané. Je laisse mon regard s’éloigner pour me concentrer sur le vide. Je suis désormais étrangement calme. Le coup a éloigné ma rage et ne laisse qu’un vide. Comme une douleur, mais lointaine, peu ressentie. Je reprends la parole, sans hurler, loin de là. Les mots sortent lentement de ma bouche et je parle tout bas.

« Un homme apparaît, prend la vie de ta femme et de ton bébé. Il détruit ta famille sous tes yeux, et disparaît. Cette situation ne te rappelle rien ? … Tu es arrivé, tu as tué l’ensemble de ma famille, les seules personnes qui me restaient dans toute la Nouvelle-Orléans. Tu subis une souffrance horrible qui, je suis sûre, te hante encore, et la seule chose que tu trouves à faire, c’est transmettre cette douleur à une personne que tu ne connais même pas ? »

Sur la dernière phrase, je relève les yeux et fixe les siens. Je marque une légère pause, et reprends.

« Toutes les personnes que tu as tuées au cours de ces années avaient une famille, comme toi. Tu as tué des mères et des pères. Alors en quoi tu aurais le droit de te plaindre alors que les autres devraient la fermer et accepter cette excuse bidon ? Les poches de sang, les animaux, tu pourrais te nourrir là-dessus, mais tu as fait ton choix. Tu as fait de toi ce que tu es aujourd’hui, pas l’homme qui a tué ta famille il y a des années de ça. Tu as pardonné cet homme ? Je paris que non. Alors pourquoi je le devrais ? »

Je regarde le morceau de bois, toujours planté dans sa jambe.

« Ce pieu, là. Tu mériterais que je te l'enfonces dans le cœur, pas dans la jambe. »

Je n'y crois pas. J'ai entendu tout son petit speech et je n'arrive simplement pas à comprendre ses paroles. En quoi serais-je responsable de ses actes, de ce qu'il est aujourd'hui ? Je laisse la peine s'échapper, prononçant simplement à voix basse « je m'en fous. » à plusieurs reprises pour laisser partir toute douleur, tout mauvais sentiment, jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien qu'une coquille presque vide, et un peu de rancoeur. Mon amie sorcière m'a appris ce tour il y a maintenant une dizaine d'années pour vaincre mes crises et mon côté lunatique, et cela ne m'a jamais quitté.

Je peux de nouveau lever les yeux vers lui et tenter de lui répondre, bien que tous les propos n'ont pas été enregistrés par mon esprit qui préférait se concentrer sur le fait que je devais me sentir mieux.

« Tu penses que je suis responsable de ce que tu es aujourd'hui ? Pour avoir rejeté tes excuses ? N'importe qui l'aurait fait. Avoir faim ne te donne pas le droit de tuer ! Des vampires ont déjà vécu une faim tellement importante qu'ils ont déséché, et n'en sont pas morts pour autant. Te rendre à la banque du sang au lieu de venir massacrer ma famille ne t'aurait pas tué. Tu étais maître de tes choix. Tu as fait ça, tu en payes le prix. Dix ans de misère n'excusent pas ce que tu as fait ce soir là. »

Son accusation est allée plus loin quand il a tenté de prouver qu'il avait raison en prenant mes actes comme la réflexion de mes pensées. Je me redresse à l'aide de mes béquilles et le fusille du regard.

« Tu penses que je n'ai pas visé le cœur parce que je me sens coupable ? Non, je vais te le dire, je n'ai pas visé le cœur car je sais montrer de la pitié envers quelqu'un à ma merci. Ce n'est sans doute pas quelque chose que tu peux comprendre. Tu es toujours le même monstre qu'il y a dix ans, mais tu le comprends simplement. »

Je ferme lentement la porte, le laissant à l'extérieur. Je m'appuie contre elle et me laisse glisser de nouveau sur le sol, lâchant un léger cri de douleur à cause de la pression sur ma jambe. J'amène mes mains à mon visage et pleure en silence. J'écoute toujours, je sais qu'il a compris que je n'étais pas partie, son ouïe le lui confirme également sans doute. Mais je ne supportais plus de le voir. Une partie de moi me disait qu'une minute de plus face à lui et je craquerais, alors que l'autre partie finirait par me faire planter un pieu dans son cœur. Piégée entre les deux sentiments contraires, j'ai décidé de prendre quelques minutes pour réfléchir, assise contre cette porte.

Plus il parle, plus ma tête, comme mon cœur, me crie d'ouvrir cette porte et de me ruer sur lui pour lui planter ce fameux pieu directement dans sa poitrine. Je tremble et fixe droit devant moi le placard dans lequel est rangé tout mon attirail me servant à chasser les vampires que je traque. Je me lève et marche avec difficulté jusqu'à ce placard afin d'en sortir une bouteille d'eau contenant de la verveine, ainsi que trois pieux. Les larmes me montent aux yeux pour la énième fois. Je ne peux plus y échapper, je ne veux plus de ce cauchemar. Je veux qu'il souffre, qu'il paye, et que son visage cesse de me hanter. Je veux que cette nuit soit la dernière que je passe avec la certitude qu'il est toujours vivant. Je marche jusqu'à la porte et verse de la verveine sur les trois pieux. J'ouvre lentement et regarde ce monstre droit dans les yeux, comme il me l'a demandé, deux pieux dans la main gauche, un dans la main droite, le long de mon corps, hors de son regard qui est plongé dans le mien.

Je vois sa douleur, je la vois, mais je ne peux pas lui offrir le pardon qu'il me demande, c'est simplement au-dessus de mes forces. Je sens ma respiration s'accélérer, je sens mes émotions se chambouler, et il est difficile pour moi de rester droite. Ma jambe me fait mal mais je reste impassible. La seule chose que je ne peux pas contrôler, c'est le flot de larmes qui passe, malgré moi, la barrière de mes yeux.

Les images de mes cauchemars repassent devant moi au moment où je le fixe. La colère et la douleur se battent pour la première place à l'intérieur de mon cœur et mes jambes menacent de me lâcher d'une seconde à l'autre. Je revois ma mère tomber sur le sol dans un choc qui reste gravé au plus profond de moi-même. J'entends mon père tenter de se défendre pour finir lui aussi, mort, sur le planché. Mais la dernière image, celle de ma sœur qui rend son dernier soupir, la bouche remplie de sang, les yeux rivés sur moi, me fait passer à l'action. Je lève le pieu et le plante violemment dans son épaule droite. La verveine et le bois le blessent, et il recule d'un pas. Je pose un pied en avant et sort sur le perron. Je prends un second pieu et viens l'enfoncer dans son abdomen, ce qui le fait tomber sur le sol. Afin qu'il ne s'en libère pas, je plante le troisième morceau de bois imbibé de verveine dans sa main gauche. Je le regarde, allongé sur le sol.

Il est là, comme un animal piégé à la merci du chasseur. Son sang coule et vient recouvrir le sol. Je vois quelques larmes dans ses yeux, d'un genre différent. Mes joues tremblent. Je baisse le regard et m'abaisse pour attraper d'une main délicate le pieu qu'il avait gardé avec lui. Je me mets à genoux à côté de son corps et écoute sa respiration difficile et ses gémissements de douleur pendant plusieurs dizaines de secondes, me penchant légèrement d'avant en arrière, réalisant ce qui se déroule sous mes yeux, tout en gardant en mémoire toute notre conversation, tout ce qui nous a mené ici, à cet instant.

« J'y ai réfléchi, tu sais. J'y ai pensé. Certes, pas pendant des heures, mais c'était suffisant. Ta douleur, tes remords, je les prends en compte. J'ai essayé de passer à autre chose, ces dix dernières années. J'ai tenté de me libérer de cette prison que l'envie de me venger avait créée autour de moi. J'ai essayé de t'oublier, d'oublier ta bouche remplie du sang des membres de ma famille, celui de ceux que j'aime, et que tu avais l'air d'adorer. J'ai tout fait pour ne plus me souvenir de cette terrible soirée lors de laquelle tu m'as pris tout ce que j'avais. Mais je ne peux pas. Chaque nuit ils reviennent me hanter, ces souvenirs, cette terreur. Dix ans que je n'ai pas passé une nuit sans voir ton visage en me réveillant. Comment pardonner un monstre ? »

Je penche mon visage vers le sien et le fixe droit dans les yeux alors que mes doigts se serrent autour de l'arme de bois. Il ne m'a pas l'air capable de prononcer un quelconque mot. Il soutient mon regard, voyant probablement son heure arriver. Je lève lentement la main au dessus de son thorax, et lui chuchote trois simples mots, d'un ton tout aussi simple et froid.

« Brûle en Enfer. »

Je lève le pieu et dans un mouvement brusque l'enfonce dans son cœur, ne lâchant jamais son regard. Je sens la chaire se déchirer lors du passage du morceau de bois, je ressens l'impact contre son organe vital, je l'entends se faire transpercer. Je prête attention à chaque détail. Tout est réel. La douleur en lui provoque un sursaut, avant de le coller de nouveau au sol. Je vois la vie quitter ses yeux, comme ma sœur par le passé. Les veines grises apparaissent sur son visage et le dernier râle du condamné se fait entendre. Les larmes coulent le long de mes joues alors que je me laisse retomber sur le côté, vidée de mon énergie. Je regarde le ciel quelques instants et ferme les yeux, paisiblement.

J'ai vaincu mon démon.